Discours de Jean Desessard
* M. DESESSARD. *- Je n’aurais rien à ajouter aux déclarations de MM. Reiner et Billout. Cependant, monsieur le Ministre, votre première prise de position, au lendemain de votre nomination, jugeant qu’il y avait assez de radars sur les routes, vous a valu une volée de bois vert de la part des associations de sécurité routière.
Puis est venue l’annonce de la privatisation des sociétés d’autoroutes : l’État s’apprête à céder au secteur privé, pour 10 à 15 milliards d’euros, une poule aux œufs d’or qui aurait pu rapporter près de 40 milliards d’euros pour financer les infrastructures ferroviaires ou fluviales à travers l’A.F.I.T.F. Même vos amis politiques n’en reviennent pas !
« Ce changement de position, sans qu’il y ait eu un nouveau débat, est regrettable », estime le président de la commission des Finances de l’Assemblée nationale, M. Méhaignerie. Pour son rapporteur général du budget, M. Carrez, la privatisation des autoroutes « est contraire à ce que devrait être la philosophie économique de l’État, dont le rôle devrait être de préparer le moyen et le long terme ». Selon M. Bayrou, le gouvernement rend « un mauvais service à la France ».
Nous avons entendu M. Goujon sur le thème nous exposer directement que l’État n’a plus d’argent, qu’il faut donc vendre le patrimoine, malgré les nécessités du long terme. Bref, le financement du déficit risque de brader les autoroutes ! Mais nous ignorons encore comment les infrastructures seront financées !
Et, dernièrement, est venue la privatisation de la S.N.C.M., inspirée par le mépris pour le service public.
Alors, lorsque vous présentez un texte, surtout s’il prétend augmenter la sécurité et développer les transports, il y a quelques raisons pour le lire de près !
En fait, une collection de sujets divers et variés cache la libéralisation totale du fret. Rien que ça !
Faut-il libéraliser le fret ? Au lieu de lancer des évaluations sur ce vaste sujet, vous expliquez la procédure d’urgence, pour un texte sorti du Conseil des ministres il y a deux semaines, ne permettant à la commission des Affaires économiques aucune audition, sinon la vôtre !
Sénateur vert, j’apprécie cette réforme à l’aune de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. M. Raffarin avait promis leur division par quatre à l’horizon 2050. Au vu du plan climat 2004, unanimement dénoncé pour avoir été vidé de sa substance par votre prédécesseur, M. de Robien, la France risque de ne même pas honorer les engagements de Kyoto pour 2010 !
Car le point noir, en France, ce sont les transports, monsieur le Ministre des Transports ! Entre 1990 et 2001, les émissions qui leur sont dues ont augmenté de 26,2 % : cette envolée réduit à néant les efforts réalisés dans le secteur industriel, qui a diminué ses émissions de 20 % en dix ans. Aujourd’hui, 26,6 % des gaz à effet de serre émis en France sont dus aux transports.
De 1980 à 1998, 150 milliards d’euros ont été consacrés à la route, contre 45 au rail. Ce projet de loi mettra-t-il un terme au sous- investissement chronique dont souffrent les transports collectifs en France depuis 25 ans ?
L’article 12 supprime le monopole de la S.N.C.F. sur le transport de fret, transposant ainsi la directive qui impose aux États membres d’ouvrir leurs réseaux à la concurrence, à compter du 1er janvier 2007. Mais la date retenue ici est le 31 mars 2006, suite à un engagement du gouvernement Raffarin auprès de la Commission, en contrepartie de la validation par celle-ci du plan fret, dit plan Véron 2004-2006, qui soumet l’activité fret de la S.N.C.F. aux seules règles de rentabilité, au mépris de l’environnement et de l’aménagement du territoire. Suppression d’une centaine de gares, diminution des emplois et du volume : c’est un but en soi ! En revanche, vous sauvegardez les 400 000 emplois du transport routier. Au lieu de faciliter la reconversion de notre économie, et d’anticiper la raréfaction du pétrole, vous faites le contraire ! La maison brûle et vous supprimez pompiers et extincteurs ! Le privé ne financera pas le fret ferroviaire ; sans volonté politique, le public ne le fera pas non plus.
À juste titre, les syndicats repoussent la directive et constatent que la libéralisation du fret n’a pas enlevé un seul camion sur les routes, mais qu’il a introduit le cannibalisme au sein des entreprises ferroviaires.
C’est le constat en Allemagne après plus de dix années de libéralisation, c’est le constat en France où CONNEX prend le trafic de la S.N.C.F. grâce au dumping social. Les chiffres d’Eurostat sont accablants : alors que le fret ferroviaire représentait 22,1 % du fret allemand en 1992, sa part de marché est tombée à 18,6 % en 2003. Simultanément, le transport routier est passé de 60,6 % du total à 67,8 %. Le sous- investissement dans le rail au Royaume-Uni montre que la concurrence n’est pas la solution : la solution, c’est l’investissement public.
Mais, après tout, objectez-vous, 31 mars ou 1er janvier, cela ne change pas grand-chose. C’est vrai, car ce qui est en cause, c’est le « retour aux lois du marché ». Vous me direz aussi que libéralisation n’est pas privatisation. Pas encore, mais quand la Commission européenne impose aux entreprises publiques de se comporter comme des entreprises privées, qu’est-ce que ça change ?
Ce qui est lié à l’État ne semble plus bon à rien ! Vous confiez même la sécurité ferroviaire à une autorité indépendante, l’Agence française de sécurité ferroviaire ! Certes, il s’agit d’un établissement administratif public, mais pourquoi le soustraire à l’autorité de l’État ? La sécurité est au cœur de la mission de l’État, vous l’avez suffisamment martelé en 2002… Pourquoi s’en défausser sur une autorité à l’abri du politique, comme l’Union européenne se défausse de toute politique monétaire sur la B.C.E., à l’abri des attentes sociales des Européens ? La directive oblige seulement à créer une autorité de sécurité, qui pourrait appartenir au ministère des Transports.
Mais, puisqu’agence il y aura, il faudrait faire siéger à son conseil d’administration au moins un représentant des salariés du secteur ferroviaire, ainsi qu’un parlementaire, comme l’a suggéré notre rapporteur, M. Revet, il faudrait également introduire le contrôle sur le terrain des conducteurs des entreprises ferroviaires, pour vérifier qu’ils disposent de toutes les aptitudes et autorisations nécessaires à la conduite des trains, sans oublier un contrôle de la boîte noire installée dans cabine de conduite.
Plus largement, il manque une convention collective nationale du secteur ferroviaire.
Avec l’article 13, vous allez jusqu’à introduire le capital privé dans le financement de l’infrastructure ferroviaire, R.F.F. pourra confier à une entreprise privée la construction, l’entretien et l’exploitation de l’infrastructure, sauf – pour l’instant ? – la sécurité.
Cet article supprime, en fait, le monopole attribué à la S.N.C.F. en 1997, au moment de la création de R.F.F. par le gouvernement Juppé. Avec le recul, apparaît la marche de libéralisation : on sépare le gestionnaire de l’infrastructure et le transporteur, puis on met en concurrence les sociétés de transport ferroviaire.
Vous allez maintenant encore plus loin avec le partenariat public-privé, en introduisant la logique du profit dans les décisions d’infrastructures, leur tarification et leur gestion – qui pourrait penser que les fonds s’investiront dans ce secteur sans garantie de rentabilité ? Un pays vous a précédé dans cette voie : l’Angleterre de Mme Thatcher. Les conséquences ont été catastrophiques !
La poursuite de la séparation de l’infrastructure et de l’exploitation fragilise la cohérence, l’entretien et la maintenance de l’ensemble, ainsi que de sa sécurité. Introduire le privé dans l’infrastructure ferroviaire, c’est introduire la notion de profit au détriment du service public et d’un aménagement du territoire équilibré : les financements privés seront sur les axes rentables. Lors de votre audition, vous avez évoqué le financement privé de la liaison express Paris-Charles-de-Gaulle, qui attire évidemment ces financements ! Mais avez-vous songé aux petites gares, qui continueront à mourir les unes après les autres ? Et les maires de province continueront de manifester à Guéret. Est-ce votre objectif ?
L’introduction du privé, c’est aussi le début de l’éclatement du réseau ferré national.
La gestion déléguée de l’infrastructure sera déléguée au privé.
C’est, enfin, le début de privatisation de l’infrastructure avec toutes les conséquences que l’on a pu constater en Grande- Bretagne.
Jusqu’où comptez-vous aller dans le démantèlement du service public et des entreprises publiques ? Est-ce la leçon que votre gouvernement tire des manifestation du 4 octobre ? Vous allez sans doute dire que c’est la faute de l’Europe. Manque de chance, le commissaire européen aux transports, Jacques Barrot, était président du groupe U.M.P. de l’Assemblée jusqu’en 2004. Manque de chance aussi, les députés européens U.M.P. – à l’exception de Roselyne Bachelot -, ont voté pour l’accélération de la libéralisation du transport ferroviaire de passagers, en septembre dernier.
Le 29 mai dernier, les électeurs ont exprimé leur crainte d’un démantèlement du modèle social : ce texte montre à bien des égard qu’ils avaient raison. (Applaudissements à gauche