Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, c’est en buvant un verre d’eau que René Dumont, candidat écologiste à l’élection présidentielle, avait ouvert, en 1974, sa campagne électorale à la télévision, en déclarant que l’eau serait à l’avenir un problème fondamental pour la planète. Par ce geste, que je fais à mon tour (L’orateur boit un verre d’eau),…
M. le président. A votre santé ! (Sourires.)
M. Jean Desessard. … je veux rendre hommage à ce fondateur de l’écologie politique et saluer la justesse et la pertinence de ses propos visionnaires. Trente ans plus tard, en 2004, l’Organisation mondiale de la santé s’est livrée à un triste constat : dans le monde, un milliard de personnes n’ont pas accès à une source d’eau potable et 2,6 milliards de personnes ne disposent pas d’installations sanitaires convenables. En 1998, les maladies d’origine hydrique ont tué 3,4 millions de personnes, majoritairement des enfants.
Au problème de la pollution de l’eau s’ajoute l’enjeu crucial de la ressource. En 2000, ce sont 450 millions de personnes, dans vingt-neuf pays situés principalement en Afrique et au Moyen-Orient, qui ont souffert de pénuries chroniques d’eau. D’ici à 2050, si les taux actuels de consommation, de croissance démographique et de développement se maintiennent, ces pénuries toucheront environ les deux tiers de la population mondiale.
En France, la situation des ressources en eau, nous le reconnaissons tous, est tout aussi préoccupante et assez peu réjouissante.
Malgré la mise en place des agences de l’eau il y a quarante ans, malgré la loi sur l’eau de 1992 qui a déclaré l’eau « patrimoine commun de la nation », malgré les nombreuses directives européennes et malgré deux programmes de maîtrise des pollutions d’origine agricole, en 1994 puis en 2001, l’eau est de plus en plus polluée en France.
Ainsi, le dernier rapport de l’Institut français de l’environnement, publié en 2002, constate que 75 % des rivières et 57 % des nappes d’eau souterraines sont polluées. Par ailleurs, les zones vulnérables, c’est-à-dire celles où la concentration en nitrates est supérieure à 40 milligrammes par litre, représentent la moitié du territoire national.
Face à cette inquiétante situation, nous devons aujourd’hui rechercher les responsabilités. Certes, depuis trente ans, des mesures importantes ont été prises en France pour faire face aux pollutions domestiques et industrielles. Ainsi, les rejets polluants de l’industrie ont été réduits de façon significative grâce à l’installation de dispositifs de dépollution. De même, au prix d’efforts financiers considérables, la situation de l’assainissement des collectivités est en voie d’amélioration : la France dispose aujourd’hui de plus de 12 000 stations d’épuration – c’est le niveau d’équipement le plus élevé d’Europe -, auxquelles 95 % des logements sont raccordés.
Toutefois, nous ne pouvons nier que l’industrie est responsable de la moitié des rejets polluants organiques et de la quasi totalité des rejets toxiques. Je pense ici aux métaux lourds tels l’arsenic, le chrome, le mercure, le plomb, etc., et aux polluants organiques persistants, comme les dioxines.
De même, chaque habitant produit en moyenne un kilogramme par jour de déchets ménagers, lesquels contiennent 45 % à 50 % de matière organique et polluent, une fois mis en décharge, les sols et les eaux en se décomposant. Mais c’est surtout le modèle agricole intensif, développé depuis 1950, qui est ici en cause. En favorisant l’augmentation des niveaux de production, l’accroissement de la taille des élevages et l’extension des élevages hors-sol, l’agriculture est conduite à utiliser divers produits dont les effets sont dévastateurs pour l’environnement. Ainsi, dans les zones d’élevage et d’agriculture intensifs, 25 % des points de prélèvement d’eau ont une teneur en nitrates supérieure à 40 milligrammes par litre et 12 % ont une teneur supérieure à 50 milligrammes par litre, seuil de pollution.
Les effets de cette pollution se font également sentir dans le milieu marin et dans l’atmosphère. Ainsi ; les précipitations déversent annuellement 200 000 tonnes d’ammoniac dans la mer du Nord.
Bref, nous ne pouvons que déplorer l’échec des politiques de l’eau menées jusqu’à présent et assister aux condamnations successives de la France pour non-respect des directives européennes.
Des structures existent pourtant. Créées par la loi sur l’eau du 16 décembre 1964, les agences de l’eau sont des échelons pertinents de gestion et de valorisation de la ressource en eau.
Cependant, la plupart des consommateurs ignorent jusqu’à leur existence, et pour cause : ils n’y sont représentés que de façon symbolique et ne reçoivent aucune information. En revanche, la majorité des membres des comités de bassin représente les secteurs industriels et agricoles qui, ainsi, dominent des débats d’initiés. Il est un problème plus grave encore : les redevances versées aux agences de l’eau et servant à payer les opérations d’assainissement et de dépollution sont prélevées de manière inégale et injuste.
Concrètement, sur les 2 milliards d’euros de redevances diverses gérées par les agences de l’eau, les ménages en supportent actuellement 85 %, les industriels 14 %, et les agriculteurs seulement 1 % !
Or la réforme des redevances que vous proposez, monsieur le ministre, ne modifiera qu’à la marge la répartition entre les différents consommateurs. Les ménages demeureront les plus importants contributeurs, à hauteur de 82 % ; les industriels verront leur contribution stagner à 14 % ; les agriculteurs verront, quant à eux, la leur passer de 1 % à 4 %. Ce taux est dérisoire proportionnellement à la pollution et à la consommation engendrées par les pratiques agricoles intensives !
M. Dominique Mortemousque. C’est proportionnel à leurs revenus ! Vous le savez, les agriculteurs sont pauvres !
M. Jean Desessard. Ce taux est d’ailleurs contraire au principe fondamental pollueur-payeur, pourtant inscrit dans la Charte de l’environnement. Ainsi, à peine adopté, ce texte à valeur constitutionnelle est déjà bafoué. Je ne peux donc que m’interroger sur la véritable valeur que le Gouvernement lui accorde, alors que le Président de la République l’a pourtant si vivement défendu. Certes, toutes les dispositions de ce projet de loi ne sont pas à rejeter.
Il est important, par exemple, de rendre les SAGE opposables aux tiers. De même, la substitution de la notion de curage par celle d’entretien va dans le sens d’une meilleure prise en compte de l’écosystème aquatique. Le texte permettra également de mieux assurer la traçabilité des pesticides. Enfin, l’accroissement des compétences des communes en matière d’assainissement non collectif devrait permettre de mieux contrôler les installations obsolètes.
Pourtant, ces mesures ne seront pas suffisantes pour obtenir une eau saine, de bonne qualité, accessible à tous et propice à l’épanouissement de la biodiversité. Pour cela, ayons une démarche ambitieuse, sous-tendue par les deux objectifs que sont la protection de l’environnement et la justice sociale.
Ainsi, il nous faut apprendre à maîtriser la ressource en eau par une gestion économe et équitable. Cela a été dit par tous. Pourtant, ce projet de loi autorise la dégressivité du prix de l’eau. C’est une erreur ! M. Bruno Sido, rapporteur. Non !
M. Jean Desessard. Seule une règle pédagogique peut permettre une bonne gestion de l’eau : la progressivité des prix. L’eau n’est pas une marchandise, et encore moins une ressource inépuisable. L’augmentation de son prix proportionnellement à sa consommation incitera à une économie généralisée de ce bien précieux.
S’agissant du droit à l’eau, la quantité nécessaire indispensable pour vivre a été estimée à cinquante litres par jour et par personne par l’Organisation mondiale de la santé. Nous proposons que le coût de ces cinquante premiers litres soit fixé par un tarif unique, sans discrimination géographique.
Par ailleurs, les produits phytosanitaires font l’objet de publicités abondantes et mensongères. Par exemple, en novembre dernier s’est ouvert le procès de la firme multinationale Monsanto, assignée par l’association Eaux et rivières de Bretagne, à propos du Round Up. Qualifié dans les publicités de « biodégradable », ce pesticide est pourtant composé de glyphosate, produit classé « toxique pour les organismes aquatiques » en 2001 par la Commission européenne. Nous ne pouvons plus rester passifs face à ces opérations de promotion : il nous faut informer nos concitoyens des effets néfastes de ces produits.
Monsieur le ministre, le projet de loi fait l’impasse sur la pollution des nitrates par l’agriculture intensive et ne respecte pas le principe pollueur-payeur inscrit dans la Constitution. Le groupe socialiste et Vert a présenté un amendement à ce sujet et sera fort attentif à son adoption par cette assemblée. La taxation des engrais aurait été un signe fort, que des aides écoconditionnelles à l’agriculture auraient pu ultérieurement renforcer, certains l’ont souligné ce matin. Il aurait fallu un tel geste, aujourd’hui, dans ce projet de loi !
L’agriculture intensive cause des dégâts écologiques considérables sur les milieux aquatiques, dont les agriculteurs eux-mêmes sont parfois les premières victimes. Ainsi, la situation frise le burlesque, notamment en Bretagne : des éleveurs doivent s’équiper d’un purificateur d’eau ou se faire livrer de l’eau de source pour que leurs cochons ne s’intoxiquent pas en buvant de l’eau qu’ils polluent eux-mêmes !
Et quelle désolation de découvrir trop souvent dans la presse régionale les alertes des communes déconseillant formellement aux femmes enceintes et aux nourrissons de consommer l’eau du robinet ! En effet, vous n’êtes pas sans savoir, monsieur le ministre, que les nitrates sont à l’origine de la « maladie bleue » du nourrisson, la méthémoglobinémie, qui empêche l’oxygène de se fixer. Et, si la responsabilité des nitrates dans les cancers digestifs fait encore débat, il est démontré que ces substances sont cancérigènes chez de nombreux animaux.
Pour toutes ces raisons inquiétantes et devant tous ces constats navrants, il faut donner à l’agriculture biologique la capacité de prendre toute sa place. Encourageons les reconversions en agriculture biologique et récompensons ces agriculteurs qui contribuent, par leurs pratiques, à restituer une eau de bonne qualité !
Par ailleurs, si nous retrouvons de nouveau aujourd’hui des cours d’eau conformes aux normes européennes, comme ils sont entravés de hauts barrages successifs, nous ne sommes pas près d’y revoir des saumons. C’est pourquoi il faut également inciter les constructeurs d’ouvrages hydrauliques à ne pas dépasser une hauteur d’un mètre, pour permettre la migration des poissons.
Ainsi, monsieur le ministre, vous auriez dû nous proposer un texte plus déterminé, plus ambitieux et, surtout, plus indépendant des intérêts catégoriels. A titre d’exemple, je voudrais citer le cas de la Bretagne, qui est particulièrement éloquent. En 2015, si aucune mesure efficace n’est prise, 72 % des cours d’eau, 85 % des plans d’eau, 100 % des nappes d’eau et 84 % des eaux littorales ne respecteront pas la directive-cadre européenne.
En Bretagne, si le taux moyen de nitrates dans l’eau est de 5 milligrammes par litre en 1970, il est actuellement de l’ordre de 35 milligrammes par litre, ce qui représente une augmentation moyenne d’un milligramme par litre par an. Pour atteindre en 2015 ne serait-ce que 25 milligrammes par litre, nombre guide européen, il faudrait une baisse significative, qui ne peut être obtenue que par une meilleure répartition de la production animale sur l’ensemble du territoire français, appuyée par d’autres modes de production non polluants.
Ce projet de loi aurait été l’occasion idéale de faire preuve de volontarisme en faveur de l’environnement et de la santé publique. Il n’est malheureusement pas à la hauteur du défi que nous avons à relever, pour nous aujourd’hui comme pour les générations futures.
En effet, monsieur le ministre, sans moyens financiers importants, sans réelle incitation à changer les pratiques agricoles en France, sans maîtrise de la compatibilité des ouvrages hydroélectriques avec la préservation de la biodiversité, sans lutte contre les gaspillages, chaque nouveau projet de loi sur l’eau ne sera qu’une goutte supplémentaire dans l’océan de la négligence envers cet élément essentiel de la vie qu’est l’eau.
Dans cette assemblée, durant ce débat, j’ai entendu à maintes reprises la plupart des orateurs faire état de leur souci écologique. Je me réjouis de cette prise de conscience et de ces positions. Il faut dire que c’est un plaisir d’être écologiste au Sénat ! (Sourires.)
Tous les intervenants de la journée se sont montrés particulièrement attentifs aux problèmes d’environnement. Philippe Richert, dans la première partie de son intervention, a fait une plaidoirie très écologiste ! Jean-François Le Grand a même parlé de « dumping environnemental ». C’est formidable ! Plus écologiste que moi, tu meurs ! (Nouveaux sourires.)
Je ne savais pas le Sénat si écologiste !
M. Bruno Sido, rapporteur. Si !
M. Jean Desessard. Ce doit être pour cette raison que les Verts, jusqu’à présent, n’étaient pas représentés dans cette assemblée !
M. Bruno Sido, rapporteur. Ce n’était pas la peine ! (Rires.)
M. Jean Desessard. En réalité, si nous nous accordons sur le diagnostic à poser, ce qui est la preuve soit que nous sommes lucides soit que la situation est devenue particulièrement alarmante, nous divergeons sur le remède à apporter.
Mme Nicole Bricq. Et comment !
M. Jean Desessard. La situation ne nécessite plus seulement des déclarations d’intention, qui sont fort bien formulées d’ailleurs, mais des actes décisifs. Je pense en particulier à la modification des pratiques économiques nuisibles responsables des pollutions.
Monsieur le ministre, je salue votre volonté d’adapter la législation française aux directives européennes. Le présent projet de loi présente des avancées intéressantes, mais il est dommage que n’y soit pas abordé le problème central de la pollution agricole : l’activité agricole produit 74 % des nitrates et 90 % des pesticides. Il ne s’agit pas d’accabler les agriculteurs, mais de dénoncer un mode d’agriculture polluant. Ce projet de loi aurait été plus crédible s’il avait institué une taxe sur les nitrates !
Il n’est pas trop tard et nous sommes là pour vous aider à élaborer une loi efficace et juste. Nous y sommes prêts, et nous espérons que nos amendements seront adoptés !
(Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)