Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, Mes chers collègues,
J’interviens sur la question du devenir de la Société Nationale Corse-Méditérranée afin de mettre en exergue deux points qui me paraissent fondamentaux dans cette affaire.
Le premier point concerne la situation du personnel insulaire de la compagnie nationale et ce que l’on a appelé, abusivement à mon sens, la corsisation des emplois.
En effet, après 3 semaines de grève, la direction de la SNCM a signé deux accords, l’un avec le Syndicat des Travailleurs Corses (STC) et l’autre avec l’intersyndicale CGT-FO-CFTC-CFE/CGC. Alors que le premier, signé le 18 septembre, prévoyait qu’ « à compétence égale (formation et aptitudes) et dans le cadre des normes de recrutement de l’entreprise, la SNCM décide de rééquilibrer les nouveaux recrutements de navigants résidant en Corse et dans les autres régions », le second, signé 5 jours plus tard, privilégiait, pour l’embauche en CDI, l’ancienneté d’un candidat en CDD, sans critère de résidence.
Contradictoires ou complémentaires ? L’application de ces deux accords risque en tout cas d’être singulièrement houleuse, d’autant plus qu’il n’existe aucune instance de médiation et de conciliation entre la Collectivité Territoriale de Corse, la direction de la SNCM et ses syndicats alors qu’un tel organe permettrait de trouver des compromis satisfaisants et de désamorcer ainsi les conflits.
En outre, en signant ce deuxième accord avec l’intersyndicale, la direction de la SNCM a cédé à la diabolisation et à la polémique dont a fait l’objet le premier accord. Pourtant, loin d’octroyer un « privilège ethnique », le texte signé avec le STC réparait simplement une injustice sociale et économique maintenue depuis trente ans. Car si la SNCM est financée par la Collectivité Territoriale de Corse (à hauteur de 70 millions d’euros en 2003), si elle a transporté en 2003 1,5 millions de passagers dont 1,264 vers la Corse (AFP, 16/9) et a ainsi réalisé les deux tiers de son activité grâce au trafic Corse-continent, seuls 800 salariés sont employés en Corse, sur les 2 400 que compte la compagnie.
Aussi, l’accord conclu avec le STC ne reconnaît nullement une quelconque « corsitude » mais vise plutôt à promouvoir une logique d’aménagement du territoire, basée sur des critères socio-économiques, comme cela se fait dans de nombreux cas. Ainsi, les entreprises situées en zones franches, en zones de reconversion et Aéroports de Paris sont-ils encouragés à favoriser l’emploi local. De même, la Nouvelle-Calédonie offre des « garanties particulières pour le droit à l’emploi de ses habitants » selon les termes des accords de Nouméa du 5 mai 1998. Enfin, l’accord du 18 septembre 2004 trouve dans l’accord dit du « télex de 1977 » un précédent qui n’avait pas suscité tant de polémiques. Signé par la CGT et la direction régionale d’EDF, ce texte donnait, « à aptitudes techniques équivalentes » la priorité aux agents EDF déjà en fonction dans l’île pour pourvoir un poste nouvellement crée en Corse.
La pratique du « Vivre et Travailler au pays » n’est donc pas inédite et encore moins choquante. Quelle infraction y a-t-il, pour une compagnie maritime, nationale de surcroît, à employer dans une proportion équitable des personnes qui travaillent d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée ? Ne serait-ce pas d’ailleurs le rôle de l’Etat que de veiller à ce que certains de ses citoyens, déjà défavorisés par l’insularité, ne se retrouvent en plus exclus des possibilités de travail dans le secteur public du seul fait d’un syndicat aux tendances monopolisatrices ?
Non, le pacte républicain n’est pas menacé par cet accord, mais il faut dépassionner le débat et cesser de réagir de façon disproportionnée dès qu’il est question de la Corse, comme l’ont fait certains des ministres de ce Gouvernement ! [allusion à la réaction de Patrick Devedjian qui a déclaré que « le concept juridique de Corse n’existe pas en droit, sauf à retomber dans la mécanique juridique de la définition du statut des Juifs sous l’Occupation »]
La Corse souffre suffisamment de son insularité aux niveaux économique et social pour ne pas prendre le prétexte, à chaque fois, des revendications nationalistes pour faire marche arrière et continuer à l’isoler.
D’ailleurs, les craintes d’une compagnie régionale venant peu à peu supplanter la SNCM se sont, là aussi, révélées infondées puisque la direction a affirmé que le Directeur Général Adjoint pour la Corse ne bénéficierait pas de transferts de compétences accrues. La compagnie maritime demeure donc un service public assuré par l’Etat au nom du principe de continuité territoriale.
Ceci m’amène naturellement au second point que je souhaitais, mes chers collègues, évoquer devant vous.
Après une saison touristique 2003 particulièrement fructueuse, la Corse enregistre, cette année, un déficit de 4,7% de son trafic passagers sur les mois de juillet et août et de 150 000 touristes de mai à septembre, selon l’Observatoire Régional des Transports de la Corse.
Cette conjoncture défavorable se conjugue malheureusement avec une situation financière particulièrement inquiétante à la SNCM. En effet, affichant un déficit d’environ 22 millions d’euros pour l’activité 2004, sans compter les 8 millions d’euros que la grève aura coûté, la compagnie publique subit de plein fouet la concurrence acharnée, pour ne pas dire le dumping, que mène la société privée Corsica Ferries, battant pavillon italien. En proposant parfois des billets à 5 euros par passager et à 1 euro par véhicule, comment la SNCM peut-elle rivaliser, sachant qu’en plus des lignes déficitaires qu’elle doit assurer, elle ne peut pratiquer des tarifs moins chers que la concurrence, depuis une règle établie par Bruxelles en échange de la recapitalisation par l’Etat ?
Ainsi, le trafic de la SNCM vers la Corse a baissé de 27 % sur les neuf premiers mois de l’année (Les Echos, 07/10) et celle-ci ne réalise plus que 43,8 % des parts de marché sur ce trajet, contre 47,5 % pour Corsica Ferries (Le Figaro Economie, 7/10).
Ajouté à cela la hausse du prix du pétrole, le plan de restructuration de la compagnie, qui devrait être présenté mi-janvier par la direction, risque fort de porter un coup à la mission de service public qui lui est assignée. En effet, outre la cession de bien immobiliers en Corse et du siège social basé à Marseille ainsi que la vente d’un navire à grande vitesse, il serait envisagé de réduire, voire d’abandonner les liaisons entre Nice et l’Ile de Beauté, là où la concurrence avec Corsica Ferries se fait le plus rudement sentir, impliquant ainsi des suppressions d’emplois et un manque à gagner de 200 000 passagers au profit de la compagnie privée.
Alors que la convention quinquennale d’attribution de la subvention publique arrive à échéance en 2007, il est fort possible que la SNCM ne soit pas en bonne posture pour répondre à l’appel d’offre de la Collectivité Territoriale de Corse, d’autant que sa partenaire actuelle, la Compagnie Méridionale de Navigation, semble vouloir quitter le navire…
Or l’Etat se doit de maintenir, au nom de la solidarité nationale, le principe de continuité territoriale. Garant du service public, il doit assurer, entre la Corse et le continent, un trafic régulier, efficace et fiable. Se désengager de cette mission participerait de la casse du « service public insulaire » alors qu’en 2002, le Comité économique et social européen s’est prononcé avec force pour l’obligation d’une telle mission afin de désenclaver les îles et de les intégrer, elles aussi, au Marché unique. A ce titre, elles doivent bénéficier d’aides et d’investissements de l’Etat. [avis du Comité économique et social européen adopté à Bruxelles le 25 avril 2002 par 81 voix pour, 2 voix contre et 14 abstentions]
J’encourage donc l’Etat actionnaire à prendre ses responsabilités et à engager au plus vite une discussion avec les acteurs locaux et régionaux afin de redresser la SNCM dont la disparition soumettrait de fait les passagers à un dangereux monopole privé.