Intervention de Jean Desessard, avant que les sénateurs de gauche ne quittent l’hémicycle pour protester contre la motion de renvoi en commission.
« Cette proposition de loi vise à borner un système aberrant, immoral et incapable de se responsabiliser. C’est bien le rôle du politique que de mettre des limites, de poser des barrières à ces inégalités flagrantes. » Extrait de l’intervention.
M. le président.
La parole est à M. Jean Desessard.
M. Jean Desessard. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je me réjouis que Mme Nicole Bricq et nos collègues socialistes de la commission des finances aient présenté cette proposition de loi, que, bien volontiers, les sénatrices et les sénateurs Verts ont cosignée.
Toutefois, je me pose une question : après les déclarations enflammées du Président de la République, qui voulait moraliser le capitalisme, pourquoi cette initiative ne vient-elle pas de l’UMP. (Rires sur les travées du groupe socialiste.) Je suis vraiment surpris que la commission des lois ait jugé que ce texte ne méritait pas d’être débattu et demande aujourd’hui son renvoi à la commission. En effet, s’il s’agit, comme vous l’avez dit, de quelques petits points juridiques à clarifier, ce n’est pas un problème ; nous l’avons fait bien souvent avec les textes du Gouvernement, à travers parfois plusieurs centaines d’amendements !
Mme Nicole Bricq. Et en urgence !
M. Jean Desessard. Si la question portait sur l’urgence, je vous répondrai que, de la même façon, des projets de loi en urgence, nous en avons examiné ! Nous sommes rodés. C’est un effort que vous pouviez faire ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)
On a longtemps justifié l’accroissement des rémunérations des dirigeants de nos grandes entreprises par le fait qu’ils étaient moins bien payés que leurs homologues européens. Certains d’entre vous nous ont dit : « Vous ne voulez pas quand même que nos dirigeants soient moins bien payés et qu’ils partent aux États-Unis ! » On voit effectivement ce qu’il en est ! « Ils vont partir – disiez-vous – aux Pays-Bas, au Luxembourg… » Mais aujourd’hui, avec des rémunérations moyennes annuelles qui dépassent 4,5 millions d’euros, les dirigeants du CAC 40 sont parmi les mieux lotis d’Europe. Comment peut-on concevoir, dans une société qui se dit soucieuse de l’égalité, que les dirigeants des sociétés du CAC 40 puissent gagner chaque année – sur ce point, les chiffres divergent – plus de 380 fois le salaire minimum ? Nous attendons des clarifications de la commission pour avoir le chiffre exact : 310, 350, 380. De toute façon, comme cela a été dit, c’est 20 % d’augmentation tous les ans, tout dépend à quel mois on a regardé le pourcentage !
Quel cynisme de protéger ces mêmes dirigeants par un contrat de travail, des stock-options, des parachutes dorés, alors qu’ils n’hésitent pas, pour augmenter les profits de leurs actionnaires, à mettre en place des plans de licenciements « économiques » alors même que leurs entreprises gagnent de l’argent !
Comment peut-on imaginer accorder des indemnités de départ, représentant plusieurs centaines de fois le SMIC annuel, à des dirigeants qui ont conduit leurs entreprises et notre économie dans une situation de crise profonde ?
Et parlons de responsabilité. Quel paradoxe que des dirigeants, qui perçoivent des rémunérations astronomiques et qui, par leur mauvaise gestion, mettent en péril les entreprises qu’ils dirigent, – vous l’avez reconnu, monsieur le rapporteur, monsieur le ministre – s’en sortent avec des parachutes dorés et tous les privilèges qui vont avec, alors que les salariés, victimes de cette mauvaise gestion, sont menacés d’être licenciés avec, pour partir, deux mois de salaire ! Mais ce ne sont pas deux mois de salaire des dirigeants, ce sont deux mois de « leur » salaire, c’est-à-dire presque rien. (Rires sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)
Mais il y a aussi une responsabilité collective de cette caste de dirigeants qui, par leur quête effrénée du profit à court terme, ont conduit l’économie mondiale dans la crise actuelle.
Selon le Bureau international du travail, cette crise mettra au chômage vingt millions de salariés dans le monde d’ici à deux ans et fera augmenter de plus de cent millions le nombre de personnes vivant avec moins de deux dollars par jour d’ici à la fin 2009.
Le postulat sur lequel repose votre politique, monsieur le ministre, c’est de dire que plus les dirigeants gagnent d’argent, plus il y aura de retombées sur l’économie et sur l’emploi.
Mais ce postulat ne résiste pas à l’épreuve de la réalité. Notre pays a déjà connu des périodes de plein emploi, notamment durant les « Trente Glorieuses ». Le taux de chômage était à peine de 3 % en 1975. Pourtant, l’écart entre les rémunérations des dirigeants et les salaires des employés était bien moindre qu’aujourd’hui. Prenons l’exemple des sociétés coopératives de production, les SCOP, où les écarts de salaire varient en moyenne de 1 à 10, non de 1 à 380. Ces sociétés sont aujourd’hui en plein développement, créent des emplois et défendent des valeurs sociales et humaines. D’ailleurs, ce ne sont pas que de petites entreprises, puisque la société Chèque déjeuner emploie plus de mille salariés. Dans cette entreprise, l’écart maximal entre la rémunération la plus forte et la rémunération la plus faible n’excède pas un rapport de 1 à 5. Cet exemple prouve que l’on peut diriger, et bien diriger, une entreprise avec une rémunération décente et raisonnable. Peut-être me direz-vous – en tout cas, vous l’avez dit lors des discussions sur le bouclier fiscal – que ce n’est pas grave s’il y a des riches du moment qu’il y a de moins en moins de pauvres. Mais, justement, cette lecture est fausse. Qu’est-ce qui caractérise un riche ? C’est qu’il est riche par rapport aux pauvres. Donc, de façon littérale, plus il y a de très riches, plus il y a de très pauvres, nécessairement, puisque c’est l’écart qui fait la richesse. Le pouvoir se concentre, la richesse se concentre dans les coffres de quelques-uns, et cela crée des déséquilibres graves pour notre société. Faute de temps, je ne prendrai qu’un exemple : la mixité sociale, dont vous avez parlé lors de l’examen du projet de loi sur le logement.
Comment faire respecter la mixité sociale ? Si des personnes, qui sont de plus en plus riches, peuvent acheter plusieurs appartements à Paris, cela aboutit à faire monter les loyers et les prix d’achat des appartements. Seuls les dirigeants et les professions les plus riches peuvent se les payer, tandis que les salariés les plus modestes, les professions moyennes sont obligés de quitter Paris et d’aller habiter en banlieue, parfois en très lointaine banlieue. Si l’on veut garantir la mixité sociale, on doit donc s’assurer que les écarts de salaire ne dépassent pas une certaine limite.
Cette proposition de loi vise à borner un système aberrant, immoral et incapable de se responsabiliser. C’est bien le rôle du politique que de mettre des limites, de poser des barrières à ces inégalités flagrantes.
Vous dites, monsieur le ministre, que vous agissez alors que, nous, nous parlons. Alors, permettez-moi d’abord de vous faire observer que nous avons, à diverses reprises, présenté de nombreux amendements, mais qu’ils n’ont pas été retenus. Si vous les aviez acceptés, vous n’auriez pu nier que nous agissions ! De même, lorsqu’il s’agit de propositions de loi, vous les rejetez.
Cela étant, c’est vrai, vous agissez : vous avez mis en place le bouclier fiscal pour favoriser les plus riches, vous avez privatisé, vous avez apporté des garanties aux banques, et vous avez remis en cause les droits sociaux. Oui, vous agissez, mais au profit des plus riches ! Évidemment, vous savez bien que les gens souffrent, vous savez bien qu’ils trouvent insensé que les dirigeants gagnent autant. Alors, vous leur lancez des leurres : vous dites que ce n’est pas normal, que vous allez y réfléchir… Mais en réalité, ce qui fonde votre politique, c’est le laisser-faire, pour permettre au capitalisme de se développer.
Vous l’avez d’ailleurs reconnu, monsieur le rapporteur, lorsque vous nous avez indiqué que si nous ne rentrions pas dans la logique du capitalisme mondial, les sociétés iraient s’installer ailleurs.
Renoncez donc aux leurres et assumez votre politique, mais sachez qu’elle sera contre-productive à terme ! On pourrait se dire que tout cela n’est finalement pas si grave et surtout que, ainsi, les choses sont claires : il y a, d’un côté, la gauche, qui veut limiter et moraliser, et, de l’autre, la droite, qui, en refusant de voter cette proposition de loi, montre qu’elle préfère laisser faire et renvoyer les solutions à plus tard.
Pourtant, comme Mme Bricq l’a justement fait observer, le Sénat et les parlementaires gagneraient à adopter cette proposition de loi, car le désarroi, la démoralisation, la souffrance sociale sont aujourd’hui tels qu’il ne s’agit plus d’un combat entre la droite et la gauche – ce serait plus clair -, mais d’un risque de remise en cause de toute la classe politique.
C’est pourquoi je crois en fait très important de voter tous ensemble cette proposition de loi. La crise sociale est devant nous et j’ai bien peur que, demain, personne ne puisse la contrôler ! Je vous conjure donc d’adopter ce texte. (Vifs applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)