Les pressions des lobbys peuvent nuire à la crédibilité des députés Deux députés réclament la création d’un groupe de travail parlementaire afin de mieux encadrer l’intervention des groupes d’intérêt à l’Assemblée nationale Décembre 2005. Dans la salle des conférences de l’Assemblée nationale, à deux pas de l’hémicycle, des représentants de Virgin sont venus faire une démonstration de téléchargement de musique aux parlementaires en pleine discussion sur le projet de loi relatif au droit d’auteur. Objectif : les convaincre d’interdire une licence globale qui pourrait nuire aux industriels du disque. Juillet 2006, quelques mois plus tard, le groupe Suez, partenaire de l’équipe de France, emmène une vingtaine de parlementaires assister, tous frais payés, à la finale de la Coupe du monde de football à Berlin, alors même que ces derniers s’interrogent sur l’intérêt de la fusion avec GDF présentée par le gouvernement.
Abondamment commentés, ces deux événements ne sont que la partie émergée d’une pratique, le lobbying, qui constitue depuis quelques années le quotidien de la vie de nos parlementaires. « Nous sommes tellement sollicités par les différents groupes d’intérêt qu’an pourrait facilement être invités à déjeuner et dîner matin et soin>, témoigne un député. Un livre (1) a d’ailleurs récemment dénoncé l’influence des lobbies sur l’Assemblée nationale et recensé toutes leurs pratiques : financement de colloques et de clubs thématiques où députés, industriels et experts se rencontrent, voyages d’études à l’étranger pris en charge par des entreprises, assistants parlementaires rémunérés par des groupes d’intérêt pour faire de la (veille parlemen taire » ou encore incitation à la création de (groupes d’études »
il y en a actuellement 125 – pour exercer leur influence.
Apriori, rien de réellement illégal dans ces agissements. Sauf que, comme le souligne le sénateur Vert Jean Desessard, ,la frontière entre lobbying et corruption est toujours difficile à tracer ». (Ces pratiques, Si elles ne sont pas illégales, contribuent à altérer l’exercice de la démocratie », regrette Séverine Tessier, présidente de l’association Anticor, un regroupement d’élus qui luttent contre la corruption.
Sans compter qu’elles ne contribuent guère à rehausser l’image du personnel politique, lorsque cela conduit comme hier des députés, sous l’influence du lobby viticole, à préconiser la mise en place à l’école de programmes d’éducation pour la santé ,informant des effets bénéfiques du vin dans le cadre d’une consommation appropriée ».
C’est la raison pour laquelle deux députés UMP, Arlette Grosskost et Patrick Beaudouin, ont déposé, le 30 octobre dernier, sur le bureau de l’Assemblée nationale une proposition de résolution, soutenue par une centaine d’élus, visant à établir des règles de transparence dans ce domaine. Ils viennent même de demander très officiellement au président de l’Assemblée nationale, Jean-Louis Debré, de créer un groupe de travail sur le sujet.
(C’est la seule façon de tout mettre à plat et de revenir aux fondements même de notre fonction qui est la défense de l’intérêt général », justifie Patrick Beaudouin. L’objectif de cette proposition n’est cependant pas de bannir toute forme de lobbying. « Les lobbies existent et agissent. La question n’est donc pas de savoir si cela est souhaitable au non. C’est plutôt l’absence de règles qui pose aujourd’hui problème >, explique Emiliano Grossman, chercheur en sciences politiques au Cevipof (2).
De fait, il existe aujourd’hui en France une vingtaine de sociétés de conseils spécialisées dans ce domaine. Si l’on y ajoute les lobbyistes employés à demeure par les entreprises ou les organisations professionnelles, ce sont environ 1000 personnes qui travaillent exclusivement à convaincre les députés du bien-fondé de leur cause. Ces lobbyistes ont même depuis trois ans un prix remis » » » » chaque année très officiellement dans les salons du Sénat.
Le« trophée des relations institu- . tionnelles » a couronné cette année Air France et … Suez. « Nous vivons une situation paradoxale, confirme Jean-Claude Adler, président de l’Association française des conseils en lobbying et affaires publiques. Toutes les entreprises et les organisations professionnelles pratiquent aujourd’hui le lobbying, il est enseigné dans les écoles, c’est devenu une profession à part entière mais il n’a toujours ni reconnaissance ni statut. »
Le lobbying a, dans notre pays, mauvaise presse, contrairement à de nombreux autres pays, notamment anglo-saxons, où il a pignon sur rue. « En France, le mot est presque obscène il, regrette Olivier Debouzy dans une note de 2003 de l’Institut français des relations internationales (Ifri) , qui y voit le résultat de notre tradition politique issue des Lumières où la loi est l’expression de la volonté populaire et où toute tentative de l’influencer est donc forcément illégitime. Or, le lobbying, lorsqu’il est pratiqué dans les règles, n’est qu’une technique d’influence appliquée aujourd’hui aussi bien par des intérêts privés que par des associations. Et les résultats ne sont pas forcément liés aux moyens déployés pour parvenir à son but. « Act Up, qui n’est pas très riche, a eu par son action une influence décisive sur la politique de lutte contre le sida en France », rappelle à juste titre Emiliano Grossman. À l’inverse, le lobbying intense pratiqué par les fabricants de cigarettes pour tenter de faire échouer l’interdiction de fumer dans les lieux publics n’aura eu que peu d’effets.
La professionnalisation du lobbying dans les années 1980 serait par ailleurs symptomatique d’une évolution de la prise de décision publique où l’État ne serait plus au centre. (Il a permis de sortir du tête-à-tête qui prévalait jusque-là entre l’État et quelques décideurs « , approuve Jean-Claude Adler. « Je trouve normal que les groupes d’intérêt se fassent entendre, soula Croix ligne Yves Bur, député UMP du Bas-Rhin. Après, c’est une question d’éthique personnelle. Je ne promets jamais rien etje ne défends pas toutes les causes. Mais quand cela le mérite, je peux m’engager sans états d’âme. «
Les parlementaires qui siègent à Strasbourgsont familiers de ce type de fonctionnement qui, dans les institutions européennes, est quasiment institutionnalisé. Les lobbyistes y sont perçus comme un outil d’expertise technique et ( sont des acteurs à part entière du processus d’élaboration normative », note le député socialiste de Loire- Atlantique Jacques Floch dans un rapport parlementaire.
Quatre mille huit cent dix groupes d’intérêt sont officiellement accrédités auprès du Parlement européen et disposent d’un laissez- passer en échange du respect d’un code de conduite. Un système dont voudraient s’inspirer les deux députés français en créant à l’Assemblée nationale un registre qui permettrait « d’identifier et de répertorier les représentants des groupes d’intérêt et de s’assurer pleinement du contrôle des allées et venues de ces représentants ». Il viendrait se substituer à une situation opaque où seule une vingtaine de personnes, issues de grandes entreprises publiques ou d’organismes institutionnels, ont actuellement accès aux députés.
Ces mesures sont jugées cependant insuffisantes par certains parlementaires qui réclament une véritable charte précisant clairement « ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas « . De son côté, l’association Anticor, qui juge « dangereux et pervers » l’institutionnalisation des 10bbys, travaille à une contre-proposition visant à plafonner l’engagement des dépenses des entreprises en faveur des lobbys et à faire davantage de transparence sur les revenus et le patrimoine des élus. Emiliano Grossman évoque, lui, l’exemple canadien où a été créée une autorité indépendante chargée du contrôle. (
CÉLINE ROUDEN