Intervention de Jean Desessard, mardi 5 octobre 2010, lors de la discussion générale du projet de loi portant réforme des retraites.
Monsieur le ministre, samedi dernier, faut-il le rappeler, 3 millions de citoyens sont descendus dans la rue.
Sans entrer dans une bataille de chiffres, je me dois de vous dire que votre conception du dialogue social est pour le moins étrange, quand on sait que votre réforme fait descendre des millions de personnes dans la rue, suscite l’opposition de tous les syndicats de salariés et ne reçoit, pour seul soutien, que celui du MEDEF !
Celles et ceux qui étaient dans la rue savent de quoi ils parlent, pourquoi ils se mobilisent, pourquoi ils n’hésitent pas à sacrifier plusieurs journées de salaire. Ils parlent de souffrance, d’injustice, du gouffre qui divise notre société entre les plus pauvres et les plus riches.
Contrairement à vos affirmations, ils jugent votre réforme injuste et subodorent qu’elle sera inefficace. Pour ma part, je la considère comme un contresens historique.
En effet, vous fondez votre projet sur une réalité qui n’existe pas, ou plutôt qui n’existe plus : nous ne sommes plus dans les années soixante ! Vous donnez à penser qu’il suffit de le vouloir pour trouver un travail.
Vous vous fondez sur une hausse de la croissance, alors que, nous le savons, depuis bien longtemps il n’y a presque plus de croissance dans notre pays, ni en Europe ni dans le reste des pays développés. Comme l’a joliment dit M. le rapporteur pour avis de la commission des finances, vous surestimez l’amélioration de la situation économique. (Marques d’approbation sur les travées du groupe socialiste.)
Tout cela n’est pas sérieux, et s’annonce même dramatique pour les millions de personnes qui vont souffrir encore plus de votre politique.
Bien sûr, il faut s’atteler à la question des retraites, mais en s’appuyant sur des bases économiques, sociales et environnementales réalistes.
Parlons emploi.
En effet, le système de répartition, auquel nous sommes attachés, repose principalement sur les cotisations sociales, et donc sur la masse salariale.
Vous voulez faire travailler les seniors deux ans de plus, alors que 44 % des 55-60 ans sont au chômage. Comment ces personnes pourront-elles trouver du travail à 60 ans, alors qu’elles n’en trouvent pas à 55 ans ?(Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.)
Vous me direz que le projet de loi prévoit des mesures pour la remise au travail des seniors.
Pourquoi ne pas mettre ces mesures au service des chômeurs d’aujourd’hui ? Ils deviendraient ainsi cotisants, pour 6,7 milliards d’euros, et je ne compte pas les indemnités de chômage ainsi économisées.
Pourquoi ne pas mettre ces mesures au service des jeunes en recherche d’emploi, qui « galèrent » de stages en stages ?
Leur éviter des années d’errance avant de trouver un emploi stable, ce sont des ressources en plus et, pour eux, la perspective d’un départ à la retraite non retardé.
Vos prévisions sont erronées : la majeure partie des seniors ne trouveront pas d’emploi. Vos calculs économiques sont faux. Et, de fait, les pensions des seniors diminueront, contrairement à vos affirmations.
Parlons justice.
Eh oui, il faut améliorer le système pour que la retraite gomme les inégalités qui se sont créées au cours de la vie active !
Il importe de tenir compte du développement de la précarité et de remédier aux retraites misérables des petits paysans, des chibanis, des petits commerçants ou artisans.
Il est impensable de laisser persister des inégalités comme cet écart de 44 % entre la pension d’un homme et celle d’une femme.
À l’inverse, que proposez-vous contre les retraites chapeau, qui représentent parfois plus de 400 fois le minimum vieillesse, contre le cumul des retraites avec des hauts salaires ? (Très bien ! sur plusieurs travées du groupe socialiste.)
En termes de justice, votre réforme aggrave également la situation de ceux qui ont effectué de longues carrières.
Enfin, parlons prévisions.
Il est surprenant de s’en tenir aux seules prévisions démographiques, et ce jusqu’en 2050.
Évidemment, le montant du déficit à cette échéance est abyssal.
Mais, outre le fait qu’il est impossible de prévoir la démographie à si long terme, à quoi ressemblera notre société en 2050 ?
Quelle sera la part du travail dans la création de richesses ? Et l’apport des machines et des robots dans la production industrielle ?
Il faut changer le logiciel pour la période qui s’ouvre.
De nouveaux critères sont à prendre en compte : l’évolution technique, l’impact environnemental.
L’activité humaine dépendra de notre capacité à limiter les pollutions, à préserver les ressources, en un mot, à penser autrement la production et la consommation, et même à envisager de « travailler moins pour travailler tous ».
Ne pas prendre en compte, dans les projections jusqu’à 2050, l’aspect environnemental et le progrès technique relève de la stupidité ou, pire, du cynisme.
Et, à propos de démographie, la réforme de 2003 n’avait-elle pas été conçue pour en tenir compte ?
Mais c’est vrai qu’il y a eu la crise, on l’a assez rappelé.
Or, compte tenu de l’importance de ce paramètre imprévu que constitue la crise économique et financière, quels sont les moyens mis en place par le Gouvernement pour éviter de nouvelles crises ?
Quelle politique compte-t-il mener pour protéger les citoyens et les systèmes sociaux contre les prédateurs, contre les capitaux flottants à la recherche du profit maximum ?
Aucune !
Où est, aujourd’hui, l’ambition de progrès social, qui avait été le moteur de la généralisation du système de retraite par répartition après la guerre ?
Où est l’anticipation de la société de demain, quand le contact humain et la solidarité seront des valeurs à préserver d’autant plus qu’il faudra beaucoup moins de temps salarié pour produire des biens industriels ?
Les retraites ne sont pas l’occasion d’un simple débat technique au cours duquel un ministre gestionnaire viendrait nous expliquer que la courbe démographique ne nous permet pas d’envisager d’autres solutions. Non, avec ce débat, on touche à notre vision de la société de demain.
Écoutez, monsieur le ministre, les millions de manifestants qui demandent de respecter l’humain !
Encore une fois, après le CPE, après la remise en cause du droit de grève, après l’autorisation du travail le dimanche, votre gouvernement veut rendre les hommes et les femmes toujours plus corvéables, au service d’une économie fondée sur la recherche du profit maximum.
Dans notre logique à nous, c’est l’économie qui doit contribuer au bonheur du plus grand nombre : voilà notre ambition ! (C’est vrai ! sur plusieurs travées du groupe socialiste.)
D’autres solutions existent, mais encore faut-il vouloir s’attaquer aux inégalités de notre société. J’aurai, au cours du débat, l’occasion de présenter nos propositions.
En tout état de cause, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, les sénatrices et les sénateurs écologistes s’opposeront fermement au recul de l’âge de départ à la retraite en particulier et à ce projet de loi en général, qui, je le redis, est une catastrophe sociale propre à aggraver les conditions de vie déjà très dures de nos concitoyens !
(Bravo ! et vifs applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)